[Mission] Escort Boy

Invité *Invité*

J'avais moi-même du mal à l'avaler tandis que je marchais d'un pas souple le long des rues de Death City. C'était ma première mission ; j'avais vaguement conscience que non seulement j'avais intérêt à me révéler très bon, mais encore que j'aurai dû éprouver une certaine excitation, à tout le moins. Pourtant, c'est avec une mine sombre que je me rendais sur le lien du rendez-vous.

Avec un effort certain, je me remémorais ce qu'on m'avait dit au sujet de Jini Waka. Une jeune femme, guitariste et chanteuse, qui remuait ciel et terre au seul son de son instrument, plus que de sa voix. Et les foules avec.
Aujourd'hui, elle devait apparaître en pas moins de trois places de la ville. Chacune rassemblant un public impatient et tapageur... Mais le problème n'était pas là. Si on récquérait mon assistance pour cette mission, c'était avant-tout parce que l'on soupçonnait la présence de sérieux agresseurs dans les parages.

- Ah, ça doit être ici, marmonnai-je en avisant un bar miteux au coin de la venelle.

Pour être honnête, je trouvais la star assez culottée de m'enjoindre de la retrouver ici. Une sorte de provocation, en quelques sortes, comme si elle ne considérait pas la menace comme réelle. A vrai dire, je me moquais royalement de la personne en question ; mais ce n'était pas moi le patron, loin de là...

Je poussais le battant d'une main déterminée, avant de plisser les yeux pour mieux percer la pénombre. A peine une poignée de clients étaient attablés, dont une demie-douzaine directement au bar. Je ne tardais pas à repérer ma cible, accoudée seule le plus loin possible du groupe maussade qui semblait descendre l'alcool depuis un bon moment déjà.

J'allais à côté d'elle, notant au passage les murs crasseux et au coloris indiscernable, le mobilier de bois sec promettant de se briser au moindre poids un tant soit peu excessif, ainsi que la décoration d'un mauvais goût frappant.

- Kjar, annonçai-je simplement au barman en faisant référence à un alcool relativement fort.

Il acquiesça et escamota habilement une bouteille à moitié vidée. De la main gauche, il me présenta un verre à la propreté douteuse, dans lequel il versa sans trembler une grande lampée de boisson.

- Vous n'êtes pas un habitué, pas vrai ?

Je tournais la tête en direction de Jini Waka. La tête dissimulée sous une large capuche, le reste du corps emmitouflé dans un grand pardessus, elle ressemblait davantage à l'un de ces grands escogriffes qui hantent les vieux films ouvriers qu'à un monstre de la scène musicale.

- Et vous, vous n'êtes pas ce que vous voulez donner l'impression d'être... pas vrai ? répliquai-je en reportant mon regard sur le fond de mon verre.
- Ikare ? Ikare Sanderin ? céda-t-elle en butant sur mon nom.
- Ecoutez. Je connais assez bien le premier lieu de rendez-vous, en revanche, le dernier m'est totalement inconnu.
- Ce n'est pas mon problème !

Je détestais cette voix pourtant chaude, qui réussissait à s'enrober d'un tel manteau de mépris.

- Ne m'interrompez plus, repris-je d'un ton glacial. A Night Place, je me glisserai dans la foule sitôt arrivés. J'ai le repérage de certaines personnes qui souhaitent vous...

Je cherchais le bon mot.

- Causer des ennuis. Je m'occuperai de celles qui seront présentes. Une fois que vous aurez fait la belle devant vos fans, nous irons à la Silver Moon Place. A priori, il n'y a pas trop de danger, mais on ne sait jamais.
- Dîtes, vous êtes vraiment sérieux lorsque vous me parlez de ces... gens ?
- Je suis sérieux lorsque j'affirme exécrer que l'on me coupe la parole.

Dessous son vêtement, je pus sentir le regard en coin qu'elle me jeta.

- Et enfin, à la Green Place, je demeurerai près de vous, car je ne veux pas prendre le risque de m'éloigner dans cet endroit dont je n'ai qu'une relative connaissance.
- En somme, vous me dîtes que vous n'êtes pas très compétent, renifla Jini.

Je m'emparais tranquillement du verre et le vidai d'un seul coup, rejetant la tête en arrière. Je le reposais ensuite sur le comptoir, avec plus de force qu'il n'était nécessaire.

- Si ça peut vous rassurer. Allez, on y va.

En me levant, je fixais le barman droit dans les yeux.

- C'est mon amie qui paie.

Elle était encore plantée devant lui lorsque je sortis dehors avec soulagement.

***

- Vous n'étiez pas obligé de me faire ce coup-là.
- Je suis convaincu que ça vous a ruiné, répondis-je d'un ton absent tout en marchant.
- C'est pour le principe !

Je m'arrêtais, vaguement mis mal à l'aise par la rancoeur que je sentais suinter de ces paroles.

- Je vous offrirai un coup à boire à l'occasion, c'est promis.

A ma grande surprise, la jeune femme éclata de rire, me laissant apercevoir quelques mèches cuivrée qui brillèrent au soleil. Un mince sourire étira mes lèvres, que je réprimais presque aussitôt.

- Excusez-moi d'être aussi direct, annonçai-je, mais j'aimerai que vous fassiez exactement ce que je dis lorsqu'il s'agit de votre sécurité. N'en faisons pas une affaire d'état, mais on m'a confié une mission et je ferai tout pour la réussir.
- Quoi, il n'y a que votre mission qui compte ?

Je la dévisageais franchement. Elle n'était pas si mal foutue, avec son teint pâle s'accordant à merveille avec sa chevelure, sa bouche délicate, surplombée par un petit nez fin, lui-même dominé de son regard vert pétillant de vitalité. Une forte personnalité, à n'en pas douter... Ce qui ne m'arrangeait pas vraiment.

- Ne me compliquez pas la tâche.

Nous reprîmes notre progression en silence. Des cris et des exclamations se faisaient entendre de plus en plus nettement, et nous arrivèrent finalement sur le premier lieu de rendez-vous - Night Place. Un réverbère monumental s'élançait à l'assaut des cieux juste au milieu de la cour dallée de noir, sorte de phare à la lasse lueur esseulée. Une foule impressionnante se bousculait juste devant une petite estrade, accolée à un bâtiment administratif. Je remerciais silencieusement celui qui avait eu cette idée, car au moins la menace devrait arriver de devant, si jamais elle arrivait.
C'était toujours ça de pris !

Je sortis de ma poche une feuille que je dépliais machinalement, ignorant les bruits de papier déchiré. Y jetant un oeil, j'y reconnus les visages que j'avais mémorisés, ainsi que les notes concernant les hommes en question. L'air de rien, mes yeux balayait déjà la masse compacte des groupies qui piétinaient tapageusement.

- C'est à vous, soufflai-je en posant une main dans son dos.

Elle se dégagea sans ménagement et, me foudroyant du regard.

Je passais outre sa protestation silencieuse et outragée pour me fondre dans les rangs indisciplinés de son armée la réclamant à grands cris lorsqu'elle fit son apparition, s'étant bien évidemment débarrassée de son habit encombrant pour révéler une tenue de scène provocatrice. Une pointe d'amusement me fit tiquer, mais je repris bientôt ma tâche en me coulant d'une épaule à l'autre.

Je faisais abstraction de tout ce qui pourrait me perturber. Me faisant violence, j'oblitérais les bruits qui troublaient ma concentration. J'inhibais également mon toucher, sombrant dans une espèce de tombe muette uniquement faite de couleurs et de lignes. J'affûtais mon esprit, cherchant à détecter les signes qui sont les prémices d'une action malhonnête et brutale.

Mais il y avait trop de personnes, et je m'étais manifestement sur-estimé... C'est alors qu'un concert de hurlements fit voler en éclats la bulle dans laquelle je m'étais réfugié. Tout se mouvait autour de moi, la foule se bousculait, mais de panique à présent. Je pris appui sur une paire d'épaules et, sans ménagement, me hissai en hauteur, le regard braqué sur la scène. Mes yeux s'écarquillèrent de stupéfaction lorsque je vis que des hommes bondissaient des colonnades du bâtiment auquel Jini faisait dos. Des éclairs métalliques accrurent mon angoisse.

Une trentaine de mètres au moins me séparaient de l'estrade...

Jouant en force et en souplesse, je me taillai un chemin dans le flux qui désormais s'éloignait de la star. Je levais un bras au-dessus de tous, et hurlai à l'intention de ma protégée.

- Fondez-vous dans la masse ! Jini ! Fondez-vous dans la masse !

La star réagit plus vite que je ne m'y attendais en plongeant littéralement au milieu de ses soldats en déroute. Je notais que ses assaillants, maintenant à découvert, hésitaient à charger autant de monde, bien que chacun soit occupé à prendre la tangente.
En même temps, ils pouvaient parfaitement perdre leur cible, dans un tumulte pareil. L'occasion ne se présenterait pas deux fois...

Pas moins de sept hommes munis de couteaux s'immergèrent dans le chaos qui devint total. Je me souvenais de l'endroit par où Jini avait fui, et tentant d'analyser le mouvement global de la foule, j'essayais de tracer mentalement son itinéraire pour mieux la retrouver. Que ma méthode soit efficace ou que le destin me sourit, j'aperçus bientôt son visage affolé parmi tous les autres. Redoublant d'efforts, je repoussais chaque homme et chaque femme se mettant en travers de mon chemin, avant de la saisir par le poignet.

- Suivez-moi, ordonnai-je.

Elle acquiesça rapidement, et obtempéra avec plus d'aisance que je ne l'en soupçonnais capable. Nous étions presque sortis de la multitude que deux types nous barrèrent le chemin. Sans hésiter une seule seconde, je me jetais en avant, tendant le bras vers celui de droite. En plein mouvement, la chair devint acier, et c'est une bonne dizaine de pouces de métal que j'enfonçais dans son ventre offert. Sa bouche s'ouvrit sur un cri désarticulé, tandis que ses mains volaient immédiatement à la plaie. Mon épaule suivit le même chemin et percuta son estomac, l'envoyant s'écrouler au sol en libérant un filet de sang dans les airs.

Une brûlure siffla à ma joue comme le couteau de l'autre mordait ma peau, y creusant une estafilade qui courut jusqu'au coin de la mâchoire. En poussant un grognement enragé, je renversais mon estoc, et cette fois-ci le tronçon effilé de la lame noire transperça la hanche de l'agresseur. Je sentis la colonne se sectionner comme il s'effondrait brutalement dans un braillement de terreur et de souffrance.

- Plus vite ! feulai-je à l'adresse de Jini.

Nous reprîmes notre course et émergèrent enfin de ce torrent vivant qui s'éparpillait de toutes parts. Hélas, nos ennemis étaient plus doués que ce que je croyais car ils furent trois à foncer sur nous, à peine Jini poussait-elle un petit gémissement d'espoir.

Là, ça risquait de mal tourner pour au moins l'un d'entre nous...

C'est alors qu'un jeune homme se détacha de ses comparses pour se mettre en travers des jambes d'un tueur. Saisissant ma chance, je poussais brusquement Jini au milieu d'un groupe de fuyards avant de me fendre sur le côté. L'acier siffla et entailla cruellement un adversaire, à la jonction de la nuque et de l'épaule. Il plia un genou, et s'immobilisa, mais ne tomba pas. Reportant immédiatement mon attention sur son collègue, je bondis en arrière pour éviter un coup qui m'aurait autrement méchamment atteint à l'aisselle.

Ma main libre agrippa le bras tendu de mon assaillant, et je le déséquilibrais en tirant le plus fort possible. Incapable de se protéger, je l'embrochais salement en faisant glisser la lame juste sous sa cage thoracique, et de pousser en ahanant pour agrandir la plaie. Son comparse blessé ouvrit grand les yeux en comprenant ma manoeuvre, et eut un mouvement de recul bien compréhensible.

Le sang battait à mes tempes, tandis que la sueur dégoulinait sur mon front. Je battis des paupières avant de repousser ma victime, qui s'affaissa avec un gargouillement liquide. L'autre tenta de tourner les talons, mais je balayais ses jambes d'un violent coup de pied. Je tressaillis lorsque je vis Jini fuser de je-ne-sais-où et se précipiter au chevet du fidèle qui s'était accaparé l'attention d'un ennemi, quelques instants auparavant. Il gisait désormais dans une flaque de sang, les yeux vitreux, tandis que son meurtrier était lynché en règle par une douzaine d'hommes en fureur.

- Jini ! beuglai-je.

Elle fit la sourde oreille, tenant la main de l'imbécile qui avait donné sa vie pour elle. Des larmes coulaient de ses yeux à l'émeraude parfait, et se mêlaient sans pudeur au tremblotant miroir purpurin qui faisait office de lit de mort au mourant. Un peu plus à droite, je vis qu'un énième agresseur subissait le même sort.

- Par là ! Il y en a un qui s'est tiré par là ! me lancèrent plusieurs personnes en même temps.

Je regardais dans la direction qu'ils m'indiquaient, reconnaissant une ruelle peu engageante. J'y fonçais néanmoins, déterminé à mettre fin à cette boucherie.

***

Ce type était fou. Un véritable dangereux, maniaque, terrifiant. Je ne comptais plus le nombre de fois où il avait émergé de la pénombre pour lancer un assaut foudroyant... Se jouant des ombres et des recoins. Il m'avait attiré dans ce piège surnaturel, dans cet improbable enfer de briques sombres, et il jouait du couteau avec une habileté consommée.

- Tu as peur, hein ? me souffla sa voix éraillée.

Il avait mille fois raison, et le savait pertinemment. Un filet de sang poissait mon pantalon, s'écoulant sans discontinuer d'une vicieuse déchirure au-dessus de la taille, qui avait manqué de peu la région mortelle du bas-ventre. Une autre entaille brûlait ma poitrine, alors qu'un trou perforait ma cuisse.

- Ce n'est pas ça qui va m'empêcher de te crever ! hurlai-je en posant la paume de ma main sur un mur pour m'aider à tenir debout.

Allez, sors de là, que j'en finisse avec toi...

- Tu m'as l'air plutôt... mal en point, observa-t-il finement.

Je grognais lorsque son couteau me lacéra le bas du dos. Je me détournais avec une vivacité qui n'en méritait guère plus le nom, ne tranchant que le vide. Ce type n'était pas un simple humain...

Un souffle dans le dos. Mon poing partit dans cette direction, mais c'est à l'opposé que je tendis mon autre bras, lame en avant. Un tintement métallique m'apprit qu'il avait dévié ma riposte, mais ça n'empêcha pas qu'un sourire de prédateur n'orne soudain mes lèvres.

- C'est comme ça que tu fonctionnes, hein ?
- J'adore te voir te vider de ton sang.

Là encore, il n'avait pas tort. Insaisissable comme l'air, il frappait et reculait dans les ténèbres. Ténèbres par ailleurs trop prononcées pour être vraiment naturelles.

Il apparut soudain, juste devant moi, à une paire de mètres à peine. Un rictus démoniaque barrait son visage grotesque, semblable à celui d'une poupée.

- Tu es mort.

Il lança un coup d'estoc, et je m'apprêtais à le parer lorsqu'il fit sauter son couteau dans l'autre main, et l'enfonça d'un mouvement ascendant dans mon avant-bras, me stoppant net. Je rugis de douleur et de rage, accentuant encore son ignoble sourire.
Ma main vola à sa nuque, et j'appuyais de toutes mes forces. Dans le même temps, ma tête partit en avant après un bref recul, et je lui administrais un coup de tête magistral. Le discret craquement étouffé me parvint aux oreilles, caractéristique d'un nez qui se brisait. L'immonde bruit de succion le suivit aussitôt, consécutif au mélange soudain du cartilage éclaté à la chair molle de l'arcade et au sang jaillissant soudainement. Il haleta de souffrance et porta les doigts à son visage en se courbant en deux.

Mon genou vint percuter sa face déjà amochée, le faisant vaciller. Je réitérais ma manoeuvre, l'empêchant de s'y dérober en maintenant mon emprise sur l'arrière de son cou. Il se mit bientôt à hurler, mais je continuais à l'assassiner, impitoyablement.
Dans un suprême effort, je lui perçais la poitrine, presque instinctivement. Il se raidit et tomba au sol comme un sac...

J'étais maculé de sang, le souffle court, le corps comme calciné et chaque muscle braillant de son calvaire. Mes genoux frappèrent le sol, mais je saisis la petite boule lumineuse qui émergeait du cadavre, avant de l'engloutir voracement. Et le sol vint à l'encontre de ma tempe, trop rapidement pour que j'aie la possibilité de l'éviter.

***

- Drôle de protecteur.
- Allez vous faire foutre, grognai-je.

Pour être honnête, je ne me sentais pas fier. Pourtant, il n'y avait pas que du reproche dans la voix de Jini.
Comme de la... reconnaissance.

- Il va falloir que je rentre à Shibusen.
- Avec votre allure ?

Elle me toisa d'un oeil dégoûté.

- C'est à cause de vous, tout ça, lui rappelai-je. Et puis, je pourrai faire le malin devant tout le monde.
- Ikare ?
- Quoi ?
- Je voudrais vous dire merci.
- Bof. C'était une mission.
- Je ne parlais pas de ça.
- Et de quoi parliez-vous, alors ?

J'arquai un sourcil.

- De ne pas avoir posé de question, à propos de cette histoire... et du pré-démon.

J'avais bien sûr compris où elle voulait en venir.

- Je suppose que ça ne me regarde pas, fis-je en haussant les épaules d'un air fataliste. Allez, je me sauve... et prenez soin de vous.

***

- Allô, Shinigami-sama ?

Je me passais la main sur les yeux, avant de déclarer d'une voix fatiguée :

- Mission accomplie...