La Source Magique était l’un des endroits les plus connus de Witch Land. Ses vertus régénératrices en faisant l’eau la plus convoitée et la plus rare de tout le Monde connu. Les sorcières la protégeaient tant et si bien qu’elle restait un secret pour le commun des mortels. On disait parfois que si Shibusen attaquait Witch Land, c’était pour la Source, encore plus que pour le Village Invisible, que les Sorcières du monde entier combattraient. Elisha, pour sa part, avait toujours été fasciné par cette eau si étrange. A chaque passage dans ces contrées magiques, elle faisait inévitablement un détour par la source, dont elle avait en vain tenté de percer les secrets. L’eau pour elle n’avait rien de différent, la même transparence, la même insipidité douceâtre que toutes les eaux du monde, mais pour avoir côtoyé quelques sorcières, elle savait qu’il n’en était rien. Toutes lui avaient affirmé que cette eau si précieuse crépitait de pouvoir, d’un pouvoir puissant et inéluctable, et que c’était là une des plus grandes richesses de Witch Land. Pour en avoir vu maintes fois son effet, la jeune femme n’en doutait pas.

A un point de son parcours, la Source avait été détournée, et elle pourvoyait désormais une titanesque fontaine, dans une place tout aussi vaste. Des commerces avaient profité de l’aubaine, ainsi que de la renommée de la Source, et s’étaient installés autour. Depuis quelques années, une ville avait émergé, construite de telle façon que la Source était en son centre. La fontaine était en marbre, sublimée par les sorcières architectes et alchimistes, et sa vue était enchanteresse.

Du moins, était-ce l’avis d’Elisha, accoudée à la rambarde d’une terrasse, appréciant avec délice de surplomber un si délicieux endroit. Le café La Source était l’un des plus prisés de la ville, justement pour sa vue imprenable, et malgré le climat venteux de ce début d’automne, il ne désemplissait pas. La Gardienne avait troqué sa pèlerine blanche –plus adaptée pour l’Eté car plus légère et moins chaude- contre sa sempiternelle cape noire, et l’odeur familière la réjouissait.

Elisha avait quitté l’Angleterre quelques mois auparavant, lassé de sa propriétaire querelleuse et de l’inertie dans laquelle elle s’était plongée. Elle avait rejoint Witch Land, son dynamisme, son architecture hétéroclite et ses singuliers habitants. Il lui semblait qu’ici était le seul endroit où l’on passait facilement outre de son accoutrement insolite, des armes qu’elle arborait, et de celles que l’on ne pouvait que deviner, de son teint, de ses yeux- d’elle-même, ajoutait-elle amèrement.

Les yeux fixés sur le lointain, la jeune femme jouait avec son talent. Elle observait les rues pavées de la ville s’étendant autour d’elle, les fissures sur les murs, les mauvaises herbes qui profitaient d’interstices minuscules pour s’implanter. Elle vit, amusée, un couple se disputer près d’une fenêtre, tandis qu’un chat vagabondait sur un toit voisin. Graduellement, sa vision s’imposa comme unique sens, rendant négligeable les quatre autres. Le goût s’effaça d’abord, emportant avec lui la dernière trace ténue de son café sur sa langue ; son odorat ensuite, alors que sa vue s’aiguisait, que les détails se faisaient plus nets, plus nombreux. Se plonger ainsi dans son pouvoir était jouissif –elle avait une impression de maîtrise et de force absolue. Elle avait alors la sensation grisante d’être seule au monde. Les sons ne se firent plus qu’un bourdonnement incessant, dont elle ne se préoccupait pas.

La sensation de la barre sous ses bras s’étouffait, lorsque soudain, une alarme résonna dans sa tête. On la touchait .La sensation était ténue mais incontestable. Ses sens revinrent sur elle comme un élastique qu’on aurait trop tiré. Trop désorientée pour réfléchir, elle se retourna, et d'une torsion de poignet empoigna son couteau de lancer qu'elle brandit comme un poignard.