Iwi lisait le journal. Affalé sur une chaise de la terrasse de son café préféré, les jambes tendues en-dessous de la table, une tasse de thé fumante posée devant lui, il parcourait d'un œil concentré le récit par le menu des différentes catastrophes qui touchaient la planète. Aucune de ces déboires mondiales ne suscitait la moindre émotion en lui mais il se faisait un point d'honneur de se tenir au courant de tout. Il avait donc l'habitude de lire tous les jours les nouvelles de la première à la dernière ligne, accordant la même attention aux tremblements de terre en Australie qu'au prochain concert de la célèbre Jini Waka à Death City.

- Mon idole !

Le visage d'Iwi n'avoua pas la moindre surprise quand il le tourna lentement vers un serveur qui s'était planté derrière lui, le doigt pointé vers une photographie de la star. Il avait des cheveux roux en bataille, les joues et le nez criblés de taches de rousseur, sa cravate de travers.

L'humeur d'Iwi n'était pas à la vie sociale. Vraiment pas. Cela lui arrivait quelquefois, mais là, non. Le sourire jovial de l'inconnu mourut lentement sur ses lèvres quand il croisa son regard fixe et dérangeant, mais il ne se découragea pas.

- Oui, elle a vraiment une technique à la guitare extraordinaire, vous ne trouvez pas ? poursuivit-il d'une voix hésitante, irrésistiblement emporté par sa passion. Moi, j'adore, en tout cas...

- Ah bon, dit Iwi d'une voix totalement neutre.

- Enfin... voilà.

Le serveur se racla la gorge et s'éloigna rapidement. Iwi retourna à son journal. Brisé dans sa transe informationesque, il considéra quelques instants la photo de la star. Il s'agissait d'une assez belle quarantenaire quoiqu'un peu usée, les coins de la bouche prématurément ridés par la cigarette, des cernes bleutés sous les yeux que le maquillage n'était pas parvenu à masquer. Mais chez elle, ça rendait bien, ça lui donnait un vague côté femme fatale. Il se souvint avoir écouté quelques-uns de ses morceaux. Il n'avait pas aimé. Si tout le monde détestait le genre de musique rare et bizarre dont il raffolait, il abhorrait en général le son populaire. Cela dit, même lui avait reconnu que cette Waka se débrouillait franchement bien à la guitare.

Il laissa de l'argent sur la table avant de partir à Shibusen. Habituellement il ne déjeunait pas dehors, ça revenait cher, mais cette semaine-là il avait oublié de faire les courses. Il n'avait pris qu'un thé, il n'avait pas faim. Certains jours, c'était très différent. Il se levait et allait se faire trois croissants, deux bols de céréales, quatre tartines et deux fruits et il emportait une barre de céréales pour la route. "Habitudes alimentaires" était pour lui une expression très vague.

*Je vais faire une mission* décida-t-il en traversant la cour de Shibusen.

Pas âme qui vive dans le hall. Il n'y avait qu'une alternative : soit il était très en avance, soit il était en retard. Cela aussi, c'était fonction des jours. Une fois sur cinq, il arrivait pile à l'heure. Iwi jeta un regard par la fenêtre inondée de soleil et conclut qu'en l'occurrence, la première option était bien peu probable. Il se visualisa vaguement sur la table de dissection du Dr Stein pour le cours du jour et éclata de rire. C'était le sort que le professeur lui avait déjà promis à plusieurs reprises. Allez savoir pourquoi, il avait toujours trouvé ça très drôle. Il continua à rire tout seul comme un dément en marchant dans les couloirs silencieux et stoppa net devant le tableau des missions.

Ne se sentant pas pressé le moins du monde, il prit le temps d'étudier les missions disponibles. Une seule le retint. Escorter Jini Waka... Tiens donc ! Pourquoi pas ? C'était pour ce soir. Il sourit en arrachant le papier et se dirigea enfin vers la salle de cours où une belle engueulade l'attendait sûrement.


*Le soir venu*


Quelle animation...

Les rues étaient bondées. Partout, les fans guettaient avec fièvre l'arrivée de la musicienne. Certains, espérant la voir en premiers, patientaient aux entrées de la ville, d'autres buvaient un verre en l'attendant ou bavardaient avec excitation, mais tous étaient parcourus par le même frisson d'énergie communicative. Tous... à part quelques-uns, vraisemblablement.

À l'une de ces entrées, Iwi aussi attendait. Il s'était assis en tailleur, sa position favorite, dans l'ombre. Lui savait exactement quand la célébrité viendrait grâce à un contact qu'il avait eu par téléphone avec son manager. Et lui aussi se sentait excité, mais pas pour les mêmes raisons. Cela faisait un bon moment qu'il n'avait pas eu l'occasion de se battre "pour de vrai" et quelque chose lui disait que la fête serait chaude. Quelque chose comme ces trois gus qu'il avait remarqués en chemin, par exemple, et qu'il pouvait voir de là où il était, mêlés à la foule. L'un d'eux, appuyé contre le mur d'une maison, fumait une cigarette. Aucun ne parlait mais Iwi sentait qu'ils formaient un groupe à leur expression distante, froide, à peine hargneuse, qui contrastait par rapport aux autres.

On avait tracé un chemin jusqu'à la scène pour la musicienne. Mais des cordes ne suffiraient pas à contenir les débordements.

Il attendit près d'une heure et demie sans bouger et repéra aussitôt la caravane tractée par une belle voiture noire et précédée par d'autres véhicules, au loin. La caravane s'arrêta à quelques mètres de la ville tandis que les voitures noires s'y engageaient. Quand la foule les vit, ce fut le délire. Iwi se releva, à peine courbaturé, et descendit l'escalier alors que les gens suivaient les autos en criant et en prenant des photos. Il toqua à la porte de la caravane.

Jini Waka ouvrit.

- Bonjour.

Sa voix était plutôt froide. Iwi la regarda avec un air d'étonnement poli.

- Vous êtes...

- Votre preux chevalier de Shibusen, termina Iwi, apparemment très sérieux, en faisant mine de s'incliner.

De toute évidence, la chanteuse n'apprécia pas du tout. Iwi lui sourit de toutes ses dents, ce qui acheva de glacer l'ambiance.

- Vous pouvez attendre dehors, dit-elle d'un ton cinglant. Je vais me préparer.

Et elle lui claqua la porte au nez. Il leva les mains en signe de reddition, bien qu'elle ne pût le voir, et s'éloigna de quelques pas. Il avait pourtant essayé de faire bonne impression, pour une fois, mais... c'était décidément pas son fort ! Comme elle mettait un bout de temps à se préparer, il décida d'écouter un brin de musique.

Elle sortit de la caravane au bout d'une bonne demi-heure, coiffée et habillée joliment avec une pointe d'extravagance, fin prête pour le concert. Cependant, elle ne semblait pas vouloir se hâter. Elle s'alluma une cigarette et la savoura par bouffées, les yeux dans le vide, sans prononcer un mot.

Il y eut un long silence que Jini finit par briser.

- Excusez-moi d'avoir été un peu sèche. Cette tournée est très stressante.

Iwi vit qu'elle le regardait fixement, d'un œil scrutateur. Elle le jaugeait.

- Pas de problème, répondit-il gaiement.

Elle écrasa sa cigarette et hocha brusquement la tête.

- Bien, allons-y.

Elle se mit en route, Iwi sur ses talons. Ils étaient là, les fans déchaînés et les flashs de leurs appareils. Ils avançaient dans une cacophonie incroyable, des bras se tendaient sur le chemin de Jini, tentant désespérément d'effleurer une partie de son corps, demandeurs d'autographes. Indifférent à cette mêlée, Iwi tendait le cou pour essayer de repérer les perturbateurs, toujours aussi souriant.

Il était sûr que Jini maîtrisait l'art du combat, au moins dans une certaine mesure. Il n'avait techniquement pas d'autre raison de le penser que le fait qu'il était seul à l'escorter, lui, tendre novice de Shibusen. Mais quelque chose dans la démarche énergique de la star, dans sa façon de parler, lui soufflait qu'elle savait se défendre. Il aurait peut-être bientôt l'occasion de le vérifier.

L'attaque qu'il attendait vint de derrière. Des individus firent tomber une des cordes de sécurité, provoquant une clameur dans la foule. En se retournant, il reconnut ses trois amis de tout à l'heure, le visage déformé par une haine déraisonnée. Il vit également luire l'éclat de deux couteaux. Il eut juste le temps de faire un saut de côté pour esquiver un coup de machette. Le type essaya de se diriger vers Jini. Iwi lui fit une clé en croix et le balança loin derrière. Il décocha vivement un crochet du droit au deuxième couteau qui fonçait à sa gauche et para le coup de poing que lui destinait le troisième avec son coude, avant de le frapper au sternum. Il l'acheva d'un coup sur la tête et vit du coin de l'œil le premier copain se relever. Il le laissa venir et pour varier les plaisirs, il lui donna un coup de pied dans la cheville et le frappa dans l'estomac en même temps.

Tout s'était passé si vite que son cœur avait à peine commencé à battre plus rapidement et l'adrénaline montait de façon très agréable dans son corps quand... il vit trente-six chandelles. Il tituba comme un ivrogne, une vague nausée montant dans sa gorge, ses yeux semblant sur le point de quitter leurs orbites. Ah oui. Beau punch par-derrière. Surmontant son envie de vomir, il fit face à son - à ses - nouveaux adversaires. Il ne voyait plus la foule et se souvenait à peine de Jini : son instinct avait pris le contrôle. Il n'y avait pas à réfléchir dans un combat de ce genre, juste à dénombrer les nouveaux amis et à leur régler leur compte. Ils étaient quatre. Juste devant lui, le poing encore fumant, se dressait une véritable montagne de muscles et de graisse qui le regardait comme si rien ne pouvait lui faire plus plaisir au monde que de lui démonter la tête. Iwi lui sourit, malgré la douleur.

- Tu me caches le ciel, là !

Il savait qu'il n'égaliserait pas cet escogriffe en force pure et s'il voulait réussir sa mission, il avait intérêt à neutraliser rapidement les trois autres derrière qui avaient l'intention de se jeter sur l'artiste et portaient eux aussi des couteaux. Il fallait tenter une manœuvre risquée. Le gros lui souriait aussi et levait le poing.

- J'ai horreur des blagues à répétition.

Le poing s'abaissa et frappa le vide. Iwi s'était baissé et avait effectué une culbute entre ses jambes. Des taches noires dansaient devant ses yeux. En se relevant, il préparait déjà un Balayage. Un petit cerceau de longueur d'onde était apparu autour de son ventre. Furieux, l'armoire à glace trottinait lourdement vers lui, trop volumineux pour courir, et les trois autres approchaient de Jini. Toute la question serait de savoir si le cerceau grandirait à temps et au bon moment pour tous les faucher à la fois - sauf Jini, évidemment. S'il avait bien calculé, oui. Le gros était presque là, le poing en l'air...

- Balayage.

... et bam. Le cerceau s'élargit brusquement, juste à l'instant où les trois dingues passaient à côté de lui, et traversa les quatre. Ils vacillèrent et poussèrent un cri de douleur en se tenant le ventre. C'était tout ce dont Iwi avait besoin pour reprendre l'avantage, même si son capital d'énergie en avait pris un coup. Il laissa le géant de côté un instant et entama une généreuse distribution de bleus et de bosses chez les autres. Il s'éclatait et riait à gorge déployée, les yeux plissés. Il étala le dernier juste avant que le gros le rattrape. Ce dernier tenta de l'estourbir à nouveau mais il ne put que lui effleurer le crâne. Ça fit mal quand même. Iwi lui donna un coup de boule dans le ventre en poussant sur son torse avec les mains. La créature, déséquilibrée, tomba en arrière en geignant. Quelques coups de pied...

- David contre Goliath ! ricana Iwi. Et ça, mon vieux, c'est dans la Bible.

Il leva un bras en signe de triomphe et se remit à percevoir le monde extérieur. La foule était plus animée que jamais et Jini examinait les trouble-fête à terre, très calme. Le sang cognait encore désagréablement à ses tempes suite au coup de poing, il se les massa en la rejoignant lentement, souriant sans s'en rendre compte.

- Pas de bobo ?

- Non.

- Parfait.

Il n'y eut pas d'autre incident sur le reste du chemin. Iwi récupérait tranquillement, d'excellente humeur malgré la bosse qui enflait sur sa tête. Peu avant de monter sur scène, Jini se tourna vers lui.

- Je reconnais que vous avez été efficace. Souhaitez-vous vous renforcer ?

- Alors ça, c'est une offre qui ne se refuse p...

- Revenez donc à la caravane après le concert.

Et elle le planta là. Iwi assista à une partie du spectacle, de loin, avant de se faire la réflexion qu'il était en train d'oublier quelque chose. Il erra dans les rues désertes et appela Shinigami-sama sur une vitre d'échoppe. Puis il attendit le retour de Jini à la caravane.

Elle avait encore sa guitare à la main. Et à la grande surprise d'Iwi, la guitare se métamorphosa en un homme barbu et débraillé qui roulait des yeux méfiants dans sa direction.

- Et tu es SÛRE que c'est une bonne idée...

- Oui, Mail, je te l'ai déjà dit !

La guitare était une arme démoniaque ! C'était ainsi qu'elle obtenait des sons si magnifiques. En signe de gratitude, elle passa l'heure suivante à lui apprendre à utiliser sa longueur d'onde d'une façon entièrement nouvelle et très intéressante. Ils se quittèrent en se souhaitant une bonne nuit, même s'ils auraient plutôt dû parler de bonne journée. Minuit était largement passé quand Iwi rentra chez lui, mais il s'endormit avec le sentiment de satisfaction qu'accompagne une journée bien remplie.