Comment en était-il arrivé là ? Comment en était-il venu au point de se faire réveiller si abruptement sous le ciel d'un autre continent, par ce froid sibérien, à cette heure horrible - dix heures du matin - par un mec chauve au regard sournois et manifestement déséquilibré ?

- Monsieur le Yokaï ? Notre grande star est arrivée. Elle désire vous dire bonjour... Monsieur ?

- Mmmgn... laissez-moi tranquille... je suis fatigué...

Colm le savait bien : c'était à cause de la Shibusen. Ses sentiments envers l'institution étaient mitigés. D'un côté, Anda l'avait souvent admirée et comme son ancienne protectrice avait exercé une grande influence sur l'esprit de Colm, il était lui-même plutôt porté à manifester de la sympathie à l'école. De l'autre, il ne pouvait se débarrasser de la crainte qu'un jour ou l'autre, elle se retourne contre lui, bien qu'elle tolère parfaitement sa présence à Death City depuis toutes ces années. Après tout, elle était hostile aux êtres de son espèce en général et le premier couple de meister/arme qu'il avait rencontré avait failli le tuer. Donc, investi de la certitude qu'il était qu'il fallait à tout prix rappeler constamment à ces gens qu'il ne constituait pas une menace, il surmontait de temps en temps sa flemmardise pour accomplir une mission. Le hibou se montait facilement des films tout seul et il passait sa vie à prévenir des catastrophes qui ne se produiraient probablement jamais. C'était beaucoup plus qu'un penchant : une manière de vivre tout entière.

- Mickaël, je te présente ton garde du corps qui nous vient de la Shibusen...

- Je suis pas un garde du corps et je fais pas partie de la Shibusen... grommela Colm d'une voix indistincte, en commençant à se rendormir.

- Tu rigoles ? C'est ce machin dans la couverture qui est chargé de ma sécurité ?

La voix qui venait de parler était aiguë, perçante, méprisante et arrogante. Elle appartenait à un jeune blanc-bec d'une vingtaine d'années composé à un quart de gel pour les cheveux et à trois quarts de vêtements bardés de logos et de sigles hyper ultra chers, dont une veste en cuir noir rutilante et étincelante, un pantalon en cuir noir étincelant et rutilant et des chaussures en cuir noir rutilantes et étincelantes. Du cuir noir, parce que c'était à la mode. Que des marques, et pas de cerveau.

- Sois gentil, Mick. Il va nous débarrasser de ces pré-démons et après, il rentrera chez lui. M. Ross, permettez-moi de vous présenter la superstar Mickaël Vendebêta...

- Rrr... zzz... mgn ?

- Dis-lui de ne pas m'approcher. Les gens vont croire qu'on est copains, cria "Mick" qui avait déjà pris une distance de dix mètres. Purée, on aurait pu croire qu'ils nous auraient envoyé quelqu'un de genre présentable pour moi, c'est tous des smicards à la Shibusen ou quoi ?

Il fallait dire que Colm avait tout du SDF, enroulé comme il l'était dans sa couette pile devant la luxueuse villa de Vendebêta, dans la rue verglacée, vêtu de son pyjama bleu marine et chaussé de chaussettes, pas de chaussures. Le cauchemar vivant de n'importe quel Gélifié en cuir. Le manager passa les vingt minutes suivantes à négocier avec ledit cauchemar pour tenter de le convaincre de bien vouloir le suivre dans la bâtisse, avant d'enfin comprendre que ce n'était pas à force d'obséquiosité qu'il viendrait à bout de la paresse du hibou. Il finit donc par le traîner plus ou moins de force à l'intérieur, suivi de très loin par son idiot de protégé qui ne cessait pas de soupirer et de lever les yeux au ciel. L'andouille criailla qu'elle était fatiguée, qu'elle allait boire un verre au bistrot et que James - le manager - se charge de ce smicard de garde du corps.

- Débrouille-toi pour cet après-midi, tu connais mon programme, je ne veux pas que ce mec et moi soyons vus ensemble par un journaliste, tu m'entends ? Je suis déjà suffisamment sous pression comme ça.

- Cher M. Ross, commença le faux-jeton de manager en installant M. Ross autour d'une table en ébène garnie de tasses de thé, comme nous vous l'avons expliqué lors de notre contact au téléphone, l'effort d'un hacker compétent dont nous avons loué les services nous a permis de localiser hier soir les pré-démons dans le secteur. Ceci, en plus de certains messages récents sur Deathbook, nous donne à penser qu'ils vont essayer d'attenter à la vie de Mick aujourd'hui... M. Ross, vous m'écoutez ?

- Zzzzzz.

Si Colm avait été quelqu'un d'autre, il aurait pu s'étonner que le snobinard en danger se balade en ville alors qu'une telle menace planait sur sa tête et le manager aurait alors pu lui répondre que oui mais notre cher Vendebêta devait aussi décompresser de temps en temps, n'est-ce pas, il ne pouvait se soucier de tous ces désagréments extérieurs en permanence. À la place, James se contenta de le reconduire à la porte et de lui souhaiter bonne chance. Il le laissa dehors avec sa couverture sous le bras et une dernière chaleureuse recommandation :

- Cher monsieur, je vais vous demander de faire en sorte de ne pas être vu aux côtés de Mickaël. Ce serait regrettable que des paparazzis vous photographient lui et vous ensemble. Débarrassez-nous simplement d'Igore et Legore, voulez-vous ?

Le Yokaï aurait pu songer à mal le prendre s'il avait eu ne serait-ce qu'une miette d'orgueil. Comme ce n'était pas le cas, il se contenta de hocher vaguement de la tête. Au bout d'un moment de solitude, il comprit qu'il n'avait plus qu'à dresser un plan d'action. C'était, du reste, de l'ordre de sa mission. Fatigué d'avance à l'idée de travailler, il s'assit sur sa couette en soupirant et réfléchit. Réfléchir était épuisant mais indispensable. Il rassembla laborieusement les faits dans sa tête. Ce Vendebêta était parti quelque part. Il allait se faire agresser par les pré-démons Trévor et Melgore, enfin, quelque chose comme ça. Ils avaient été vus, non, repérés récemment quelque part dans le coin... Après quelques minutes de réflexion intense, il parvint à tirer cette conclusion capitale : il devait retrouver Vendebêta. Il laissa à contre-cœur sa couverture sur place et prit sa forme animale pour survoler la ville. Ce faisant, il mit instantanément en veille, tout autant à contre-cœur, une grande partie de sa fainéantise. Un prédateur en chasse ne peut pas se permettre de somnoler. Attends, il ne s'agissait pas de dépecer ce Mickaël. Il fallait le protéger, oui, c'était ça. Il avait un peu faim... Un rat qui courait dans une rigole en bas faillit le faire descendre. L'attraper aurait été facile. Combattant son instinct, il s'efforça de se concentrer. Même à cette distance du sol, avec sa vue, il devait reconnaître sans mal un morceau de cuir noir bipède. Où était-il... Il avait dit qu'il allait à un bistrot. Des bistrots à proximité de la maison de Mickaël, il y en avait plein. Ça aurait été plus facile si ce mec buvait dehors, sur une terrasse, mais par ces températures... Il n'avait plus qu'à tous les vérifier un par un. À moins que... Se détachant de la foule, deux individus suspects venaient de jaillir d'une artère animée. Ils étaient immenses, de vrais géants, et portaient chacun une sorte de grand sac plat dans le dos d'où jaillissaient une poignée noire et un éclat de métal. Colm les suivit des yeux. Ils parlaient en marchant résolument droit devant eux, du pas décidé de ceux qui savent où ils vont, et dans leur direction se trouvait bel et bien un bar. Ils en étaient déjà près.

*Pourquoi ces autres passants ne se taisent pas un peu ? J'entends bien ces deux-là mais je comprends pas ce qu'ils disent. Pff... je peux pourtant pas me permettre de me tromper de personnes...*

Il plongea en veillant à ne pas se faire voir des suspects et se posa sur le toit d'une maison derrière eux. Là, il les entendait mieux. Les gus tirèrent de leur fourreau d'immenses hachoirs et l'un d'eux déclara :

- Y en a un qui va perdre ses plumes...

*Ça y est, ils m'ont repéré. Moi qui pensais avoir pris toutes les précautions néc..*

- Ouais, quelque chose me dit qu'il sera pas en état de taper sur un ordi de sitôt, le graaand Vendebêta !

Colm poussa un imperceptible soupir de soulagement et fondit sur les pré-démons. Une seconde plus tard, il tournoyait autour d'eux en poussant des cris perçants et en les accrochant avec ses serres. À propos, il est peut-être bon de souligner l'importance du passage sur les cris perçants. Le lecteur, que l'on suppose impatient d'en savoir plus sur l'espèce de notre héros, apprendra avec passion que la voix d'un hibou grand-duc est habituellement audible à quatre kilomètres de distance. Cet édifiant détail chiffré lui permettra sans doute de mieux apprécier les réactions des pré-démons et de la plupart des gens alentour que nous allons rapporter ici :

- AAAAARG P*TAIN DE SALE BÊTE À LA C*N C*IER ATTRAPE-LE IGORE !

- QUOI, QU'EST-CE QUE TU DIS ? MAIS TU VAS LA FERMER OUI P*TAIN DE PIAF JE LE PLUME CET ENFOIRÉ !

- HIIIIIIIII MON DIEU QU'EST-CE QUE C'EST QUE CE BOUCAN ? FUYONS !

- J'AI MA CARABINE DANS MA CHAMBRE IL FAUT LE TUER !

- ALORS ÇA Y EST C'EST LA GUERRE NUCLÉAIRE, VITE SYLVIA IL FAUT SE PLANQUER SOUS TERRE !

Tout en les assaillant, il esquivait l'un après l'autre les multiples coups de hachoirs désordonnés que les pré-démons, encore sous l'effet de la surprise, administraient dans tous les sens. Cette petite entrée en scène lui permit de couvrir de multiples griffures, certaines assez profondes, le visage et le cou de ses adversaires mais lorsqu'un coup plus adroit que les autres faillit lui faucher la tête, il recula brusquement et redevint humain.

- Tu vas finir en rondelles et au f...

Colm ne sut jamais où il finirait car il fonça à cette seconde sur Igore. Il avait activé les Petites ailes et les Serres de rapace et sa rapidité surprenait les pré-démons qui n'arrivaient toujours pas à le toucher, malgré le furieux ballet de leurs hachoirs. Il profita de ce qu'il avait l'avantage pour griffer très vilainement le ventre d'Igore qui fit "bweeerg" en titubant vers l'arrière. Il griffa aussi le torse de Legore, puis à nouveau le ventre de l'autre, et au bout de quelque temps il érafla encore le cou de ce dernier qui se mit à saigner abondamment. Et soudain, il sentit une douleur fulgurante à l'épaule droite. La lame de Legore venait de l'entailler. Celle de son frère suivit bientôt et entama sa peau du côté de son rein gauche.

- Aïe...

Il bondit et retomba en douceur quatre mètres en arrière, la mine plus fatiguée que jamais.

*J'ai sous-estimé leur vitesse...*

- Alors toi ! Toi ! Tu vas me le payer !

Igore venait de s'effondrer, mortellement touché. Son frère avait poussé ce cri vengeur à cet instant en pointant un index comminatoire sur le Yokaï. Puis il chargea comme un taureau en faisant tournoyer son hachoir. Il était furieux et la rage le rendait bête et brutal. Ses coups étaient plus violents, mais moins réfléchis que jamais et Colm les esquiva tous relativement aisément, les Petites ailes toujours en place. Pourtant, il n'arrivait pas non plus à le toucher. Enfin, le pré-démon fendit l'air de sa lame d'un geste qui aurait fendu le hibou en deux s'il n'avait bondi à deux mètres juste avant qu'elle n'arrive. Emportée dans son élan, elle s'enfonça de quelques centimètres dans le sol. Au même moment, toujours dans les airs, il s'abattit brusquement sur Legore et déchiqueta son torse de ses griffes. Le monstre tomba sans un murmure. Colm atterrit souplement à ses côtés.

Le silence était total. Ses serres redevenues mains étaient pleines de sang. Le bleu de son pyjama était devenu rouge du côté de ses blessures. Accablé par le poids de sa flemme, il s'assit par terre, examina les dégâts et poussa un profond soupir.

- Pff... C'est malin... Mon pyjama est fichu...

Il fit sa tête habituelle d'homme tyrannisé par le destin et tourna machinalement la tête pour regarder le bar où s'était supposément trouvé Gel-man. Vendebêta se trouvait devant l'entrée, justement. Il jeta un rapide coup d'œil dégoûté à ses fringues de pauvre avant, d'un air qu'il devait estimer distant et classe, de s'éloigner rapidement dans le sens opposé au drame et de disparaître dans un tournant de la rue. D'un pas lourd de fatigue, Colm se traîna jusqu'à la vitre du bar et composa le numéro de Shinigami-sama pour lui signaler que mission accomplie. Ensuite, il trouva les forces de voler jusqu'à la villa de Mickaël où le manager l'accueillit en croyant dissimuler habilement le fait qu'il était dégoûté par son pitoyable état et ses vêtements coupés et appela un médecin qui le soigna. Il fallut croire qu'aucune photo de lui et de la "superstar" n'avait été réalisée car un peu plus tard, il se vit offrir trois billets d'accès au spectacle de starlette de pacotille le plus gavant de tous les temps que James lui remit comme s'il s'agissait du Saint-Graal lui-même. Il ne savait pas du tout ce qu'il allait en faire et n'avait pas grande idée de ce que ça valait, alors il les rangea dans sa couette qui lui servait fréquemment de baluchon et n'y pensa plus. Un paquet d'heures plus tard, il rentra à Death City.