Elisha était allongée sur le terrain souple d’une forêt, la main droite posée sur Justice, chargée de deux carreaux. Elle maudissait à mi-voix le ridicule de la situation, les taches de boue sur sa tunique, son carquois qui appuyait désagréablement sur sa hanche, l’odeur corsée de l’eau stagnante. Soudain, elle se figea, promptement aux aguets. Elle se colla d’avantage au sol terreux, épousant les feuilles mortes. Il lui semblait avoir entendu un bruit. Son corps se tendit, prêt à passer à l’attaque, alors qu’elle scrutait la pénombre des arbres.

Et dire qu’elle endurait ce calvaire pour un vulgaire surfeur de plage, dont l’intellect l’affligeait autant que le phrasé.

Pourquoi n’était-elle pas devenue fonctionnaire ?

Une bruine fine tombait sur la ville et une silhouette sombre, aux courbes indistinctes filait le long d’un mur de crépit blanc. De temps un autre paraissait un visage concentré à la pâleur maladive, et l’éclat cramoisi de deux yeux alertes. Elle semblait éviter consciencieusement une échoppe non loin, aux effluves mystiques, qui étalait fièrement devant son vitrage livres occultes et objets ésotériques. De fait, il était plus précis d’affirmer qu’elle fuyait moins le dit endroit que sa vindicative propriétaire. Il y avait quelque chose de comique à voir une combattante endurcie déployer des trésors d’ingéniosité et de discrétion pour échapper à ce qui, en apparence, n’avait l’air que d’une insignifiante conversation. La morale, aurait voulu que tous ses efforts étalés soient récompensés et qu’Elisha réussisse à traverser la rue saine et sauve, mais malheureusement, la morale, ce jour là, était aussi absente qu’un rayon de soleil. Ce n’était pas peu dire.

« Miss Sauvari ! Attendez, jeune fille, attendez ! Ne vous sauvez pas comme ça ! Où alliez-vous ainsi, hum ? Nous avons à discuter, vous et moi ! »

Elisha s’était pétrifiée à l’entente de la voix nasillarde, et elle laissa échapper un juron fleurie lorsqu’elle comprit qu’elle s’était fait chopper. Elle se retourna, lentement, vers sa propriétaire mécontente, et la jaugea du regard, semblant évaluer ses chances de survie. C’était une femme d’une cinquantaine d’année, petite et épaisse, rougeaude d’avoir couru, les traits bouffis par l’excès et le manque d’activité. Ses cheveux grisâtres étaient attachés en un chignon lâche, et ses lunettes reposaient sur son imposante poitrine. Son attitude était hostile malgré sa petite taille et le regard qu’elle posa sur Elisha lui sembla venimeux.

« Alors, répondez ! Que faisiez –vous, jeune fille ? »

Si la jeune femme faillit répondre qu’elle essuyait les murs avec sa cape, elle se retint, par peur des représailles. Elle prit seulement un air innocent, et répondit :

« Je ne faisais que me balader, madame. Que me balader… »

« Oui, et bien, vous n’allez pas continuer à vous baladez longtemps si vous ne payez pas votre loyer ! Cinq jours de retard ! Mais vous vous rendez compte, hein ? Et si tout le monde faisait comme vous, mademoiselle, mais où irait le monde, je vous le demande ! Si vous ne payez, pas, jeune fille… »

Sa verve ne s’était tarie qu’à la fin de très longues minutes, lorsqu’enfin son souffle s’était fait court. Elisha avait fait de plates excuses, promis de payer bientôt et s’était enfuie sitôt dit. Elle déambulait maintenant rageusement dans les rues du petit village, insensible à la pluie qui s’insinuait entre ses vêtements. De l’argent ! Mais où pouvait-elle en trouver de l’argent, hein ? ça ne poussait pas sur les arbres, que diable ! Prise dans ses pensées indignées, elle n’aperçut que trop tard la sombre forme verte qui se précipitait à son encontre et la percuta de plein fouet. Elle la rattrapa lestement d’un bras, et la remit sur pied, consternée par sa propre maladresse.

« Vraiment navrée, je ne vous avais pas vu et…Mantis ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ? »

Mantis D. Nice était une sorcière, qu’elle avait rencontrée il y a une paire d’années déjà. Jolie, mais particulièrement agressive, elle avait aidé Elisha alors qu’elles se trouvaient toutes les deux en voyage dans les Philippines. Ce n’était pas vraiment une amie, bien que Mantis fusse de compagnie agréable, et les deux femmes s’étaient séparées à l’aéroport, avec la promesse mutuelle de se revoir et celle d’Elisha de lui rendre la pareille. La voir sur les côtes anglaises n’était pas tellement une surprise, puisqu’elle était Européenne, mais il y avait bien plus connue que le hameau où elle logeait.

Le hasard faisait bien des choses.

Mantis avait loué une maisonnette non loin-non pas pour des vacances, comme l’avait premièrement supposé Elisha-mais pour regarnir sa réserve de plantes rares. Elle était accompagnée de son frère cadet, un certain Brice, qu’elle décrivit en termes peu élogieux.

« Ecoute, Elisha, j’ai appris qu’il y avait une Gardienne dans les environs, et j’avais besoin d’un service. Je n’étais pas sûr que ce fût toi, mais c’est encore mieux. Ce crétin a volé mon livre-inventaire, et tu sais à quel point il est précieux pour moi. Il pourrait faire n’importe quoi avec, il faut absolument que tu m’aides. »

Elles étaient alors toutes les deux dans le salon de la sorcière, se réchauffant au coin du feu, et Mantis semblait désespérée. La jeune femme avait accepté, autant attirée par une récompense sonnante et trébuchante que guidée par son devoir de rendre la pareille à sa camarade. Elle était ainsi partie en chasse, avec la promesse de ne pas tuer Brice et de ramener le grimoire intacte.

La Gardienne avait surveillé le garçon, à l’abri d’un arbre aux branches basses, faire le pitre avec une bande d’idiots désœuvrés et surfer sur une mer plate avec un aplomb affligeant. Il portait un maillot jaune hideux dont la couleur s’accordait étrangement avec ses cheveux blonds mi-longs, et avait en permanence avec lui une grande planche de surf-jaune, elle aussi. Au bout d’une heure à suivre les gestes de ce Brice, elle avait décidé de passer à l’attaque.

« Frappe d’abord, pose les questions ensuite » était son plan.

Elisha n’avait sur elle que son arc, accroché dans son dos, et son carquois à la ceinture. Elle n’avait cependant l’intention d’utiliser ni l’un ni l’autre, décidé à assommer proprement l’abruti qui déambulait fier comme un coq à quelques mètres. Elle s’approcha de lui d’une démarche décidée, sa cape noire voletant autour d’elle, et lui envoya un coup de poing dans le ventre,
sûre d’elle.

La douleur qui se propagea dans sa main la fit grimacer. Elle recula, désorientée, incapable de comprendre pourquoi elle avait l’impression d’avoir frappé du métal et pas le tissus doux d’un tee-shirt et la mollesse d’une chair. Brice, surpris, fit un bond en arrière, et ils se retrouvèrent éloignés l’un de l’autre de quelques mètres.
Alors que ses articulations endoloris bleuissaient déjà, elle observa le surfeur, qui semblait en parfaite forme, mais méfiant, serrant contre lui sa planche de surf. Il lui fallut quelques secondes supplémentaires, pour comprendre pourquoi il n’était pas étalé au sol, gémissant et vomissant ses tripes.

« Fait attention, Elisha, je lui ai confectionné quelques…trucs pour qu’il puisse se protéger. Tu risques d’avoir des surprises. »Lui avait dit Mantis. N’aurait-elle pas pu mieux la prévenir ? Etre plus explicite, peut-être ? Elle jura, agacée, tout en sortant son arc et en encochant une des flèches. Elle ne comptait pas tirer, seulement le menacer, mais Brice, qui sembla comprendre qu’il était en danger, l’invectiva vertement. Il hurlait des trucs étranges dont elle ne comprenait pas la moindre chose, quand il lança soudain la planche de surf dans sa direction, étonnement rapide.

« Mais il a failli me décapiter, ce con ! »

Elle avait vu la planche, évidemment, et l’avait évitée, perplexe devant une manœuvre si évidente. Il lui avait fallut une seconde pour comprendre que la planche n’était pas ordinaire. Le sifflement aigu qu’elle fit dans les airs lui apprit même que c’était une sorte de planche-boomerang qui revenait à toute vitesse sur elle. Elle s’était lancée à terre alors que la planche revenait à son propriétaire satisfait. Le dit propriétaire s’était échappé vers la forêt proche, continuant à hurler des menaces
stupides, avant qu’elle n’ait eu le temps de lui planter une flèche dans le crâne pour lui apprendre les bonnes manières.

Elisha avait donc choisi de feinter, puisque l’attaque directe ne donnait rien, et sa présence sur le sol humide de la forêt ne devait rien au hasard. Elle avait fomenté une sorte de guet-apens, basé sur la stupidité de cet imbécile de surfeur et sur sa probable apparition sur le chemin forestier, immanquable raccourci jusqu’à sa planque-qui n’avait d’ailleurs de planque que le nom, tellement il avait été facile à la jeune femme de la trouver. Avant de rejoindre la forêt, elle avait fait un crochet chez elle, récupérée une corde épaisse, son arbalète, une sacoche en cuir, ainsi qu’une bombe de peinture rouge. Si tout se passait bien…

Du bruit. Elle avait entendu du bruit. Elle se colla plus encore contre le sol, et scruta à travers les arbres à la recherche d’une silhouette jaune criard. Il apparut soudain, fredonnant une chanson débile qui parlait du « Casse de Brice », et Elisha le vit avec délice s’arrêter net devant un chêne imposant. Dessus était dessinée une cible à la peinture rouge, et l’incongruité de la chose troubla Brice. Il s’approcha de l’arbre, toucha le bois cramoisie, et se tourna à la recherche de son auteur. Il se figea pourtant, l’arbalète du dit auteur à moins de cinq centimètres de son œil gauche. La Gardienne eut un sourire sans joie.

« Ne bouge pas et obéis moi. Je n’hésiterais pas à tirer ce carreau, même si je dois te transpercer le cerveau en même temps. Lâche ta planche. Maintenant ! Bien. Enlève ton haut. Doucement ! Maintenant lève les deux mains, et colle toi contre l’arbre. »

Elisha s’approcha de lui, une lueur mauvaise dans les yeux, et rangea son arbalète contre sa cuisse, de sorte à pouvoir la saisir à tout instant. Elle leva les mains, comme un boxer au combat, et attaqua. Quelques minutes plus tard, Brice gisait au sol, mal en point, incapable de se relever. Il avait essayé de se défendre, mais n’était clairement pas un combattant. Elle n’avait pas eu de remords pour autant. Elle le releva, sortit la corde de sa sacoche, et l’attacha au chêne. Plusieurs minutes et quelques poings plus tard, elle avait éventré la planche de surf, qui selon les dires de son propriétaire, renfermait un grimoire fort intéressant. La jeune femme le rangea précieusement dans sa sacoche désormais vide, désarma son arbalète, et après avoir échangé quelques amabilités avec le surfeur éclopé, le laissa faire connaissance avec son tronc.

La Gardienne retourna chez Mantis, qui tournait en rond dans son atelier, impatiente, et lui rendit son grimoire. La sorcière, reconnaissante, la remercia avec énergie. Friande, elle écouta le récit d’Elisha, et décida de laisser son frère encore seul quelques heures, avant de régler ses comptes avec lui. Désormais radieuse, elle offrit à Elisha, en plus de l’argent tant désiré, de lui apprendre un petit secret d’alchimie. Suspicieuse, la jeune femme donna son accord, et le regretta maintes fois dans les heures qui suivirent. Apprendre à confectionner une potion irritante s’avéra plus difficile que ce à quoi elle s’attendait, et c’est extenuée qu’elle s’écroula dans son lit, longtemps après.

Et dire que pour payer son loyer, il faudrait qu’elle recommence le lendemain…