La question fit son chemin dans la tête d'Iwi. Il ne regardait toujours pas le nouvel arrivé mais nota que la voix était celle d'un jeune homme. La force de cette voix tranchait nettement sur le calme des bois. Calme singulier. Iwi connaissait assez bien la forêt - pas assez pour ne pas s'y perdre, cependant - et ce n'était pas la première fois qu'il s'y baladait de nuit. De toutes ces escapades il avait quasiment acquis la certitude qu'une nuit calme dans les bois, ça n'existait pas. Les feuilles des arbres et les fougères froufroutent, des criquets criquètent, des petits animaux s'enfuient dans un souffle, des hiboux hululent. Une fois, il avait même eu la malchance de manquer se faire renverser par une énorme laie. Il l'avait esquivée de justesse dans l'obscurité et elle avait poursuivi son chemin en grognant, suivie de sa portée de marcassins. Une forêt grouille et gronde de vie. Habituellement. Ce soir ou ce matin-là, elle était aussi silencieuse que si on avait coupé le son. Il pouvait entendre la respiration de l'autre et la sienne. Peut-être cela tenait-il à l'absence de vent. À moins que... Un orage se préparait-il ?

*Qui je suis... voilà la grande question existentielle... et toi, qui es-tu, qu'est-ce que tu fiches "dans un lieu comme celui-ci à cette heure" ?*

L'idée lui vint que le bonhomme connaissait peut-être le moyen de sortir de la forêt.

Il ne craignait pas de ne pas retrouver son chemin, mais ne se sentait pas non plus de devenir un homme des bois. La nature l'ennuyait assez dans l'ensemble, bien qu'il appréciât quelquefois de se retirer dans un endroit éloigné de l'agitation humaine. Seul, peut-être, mais seul avec les autres. On pouvait difficilement parler jeux de mots avec des moineaux et une vie sans jeux de mots était une vie sans intérêt. En pensant à ça, Iwi leva lentement les yeux sur son nouveau copain et se mit à le regarder fixement. À la lumière de la lune, il vit des cheveux noirs mi-longs et une paire d'yeux sombres. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne daigne répondre.

- Rare ?... répéta-t-il, comme s'il n'avait jamais entendu ce mot. Oh... Un simple meister égaré.

Et il pensa :

*Un meister taré sans émotions ni attaches superflues, unanimement détesté par les gens de bonnes mœurs et famille, probablement aussi éloigné de toi qu'il est possible de l'être.*

Au moment même où les mots franchirent ses lèvres, il réalisa leur imprudence. Il venait de révéler son camp à un parfait inconnu. Au lieu de s'en inquiéter, il trouva ça plutôt amusant. Il sourit d'un air absent.

L'inconnu le dévisageait avec un air de calme curiosité. La révélation de l'identité de son interlocuteur ne parut pas lui donner des envies de bagarre mais Iwi ne cessa pas de le surveiller et de chercher le tic, le frémissement qui trahirait l'hostilité. S'il avait l'intention de faire quelque chose, hors de question de se laisser prendre par surprise. On n'était jamais trop prudent...

- Un meister... ok. Je m'appelle Mile Blacks et toi, comment t'appelles-tu ?

En tout cas, il n'était sûrement pas de Shibusen, Iwi ne l'avait jamais vu. Ça pouvait être l'un des nombreux citoyens de Death City. Ou pas du tout. Ou l'inverse. En gros, Mile Blacks pouvait être n'importe qui et Iwi cessa de se poser des questions. Qui qu'il fût, il désirait manifestement taper un brin de discussion. Du genre sociable, sans doute. Ou alors, il ne l'était pas du tout et cherchait désespérément à se faire des amis, quitte à recueillir dans la forêt un grand singe crasseux et barbant. Crasseux, car Iwi avait encore trouvé le moyen de remplir ses chaussettes et ses chaussures de sable et de brindilles et de se mettre de la terre jusque sous les ongles. Et comme d'habitude, il aurait sûrement encore chopé une ou deux tiques quand il rentrerait à l'appartement... Il sourit en se souvenant des commentaires que lui faisaient son père, du temps de sa folle jeunesse. "File dans la baignoire, t'as l'air d'un sauvage." Il filait dans la baignoire, mais habillé, et sans faire couler l'eau, et son père mettait parfois plus de vingt minutes à comprendre le piège, alors qu'il était déjà tombé dedans un millier de fois. Revenant à demi au présent, il se souvint que ce Mile attendait une réponse. Sauf qu'il n'avait plus la moindre idée de la question. Sans le quitter du regard, il déplia lentement ses jambes et se mit debout.

- C'est parce que tu t'appelles "noir" que tu sors de nuit ?

Il avait parlé apparemment le plus sérieusement du monde. En fait, il ne disait ça que pour le plaisir d'étudier la réaction à venir de la partie adverse. Il avait un peu trop tendance à considérer les conversations comme des concours. C'était à qui récoltait le plus de réactions insolites. Déstabiliser les gens constituait un de ses passe-temps préférés. Puis il se souvint de l'interrogation initiale. Donner son nom ne lui causait aucun souci.

- Iwi Kaligula. Enchanté, enchaîna-t-il sur un ton presque mondain.

On apprenait décidément beaucoup plus du fond d'une personne en sortant des sentiers battus d'un modèle de discussion prédigéré et banal. En tout cas, c'était ce que se disait Iwi en étudiant son adversaire, enfin son interlocuteur. Mile répondit à sa pique par un simple sourire. Sourire contraint, devina-t-il. Réaction d'une personne polie, sans doute dite de bonne composition et tout à fait sensée.

*Ennuyeuse* conclut-il, déçu.

Il préférait la compagnie de gens plus caractériels. Pourtant, quand Mile lui tendit la main, il la serra de retour. De façon complètement intéressée. Il ne savait toujours pas si l'étranger connaissait le moyen de lui faire retrouver le chemin et estima que le moment n'était pas venu de se faire mal voir. Après tout, il en serait toujours temps plus tard. Tout dérangé qu'il était, il se savait parfaitement capable de faire semblant d'être normal si le besoin s'en manifestait et décida de s'y atteler de suite. Il travaillait à refouler une inexplicable envie de rire qui le tenaillait depuis quelques temps quand le nommé Blacks prit les devants.

- Enchanté, Iwa. J'étais parti me promener dans cette jolie forêt mais je me suis un peu perdu, à vrai dire, je ne sais plus du tout par où je suis passé pour y entrer et donc, je ne sais plus où aller pour y sortir. Tu as l'air d'en savoir beaucoup plus que moi sur cette forêt, est-ce que tu pourrais m'indiquer un moyen pour retourner à Death City ? J'espère que tu n'es pas toi aussi perdu.

- Iwi, pas Iwa, rectifia-t-il machinalement.

Flûte. Ce n'était qu'un individu normal aussi perdu que lui dans la forêt. Enfin, au moins, il n'avait plus à simuler. Il laissa un accès de rire démentiel, aigu, incontrôlable exploser en l'air, un rire qui le secoua tout entier et le tordit en deux, il tomba à moitié et se rattrapa à l'épaule de Mile. Entre deux caquètements, il parvint à articuler :

- En fait, tu vas rire mais je suis perdu aussi ! Et du coup depuis tout à l'heure, je me disais : "nan mais peut-être lui il sait comment... comment on rentre et tout", tu vois ? Et puis là BAAAM ! Et donc on se retrouve comme deux glands au milieu des chênes - normal, tu me diras, c'est l'automne, c'est la chute des feuilles et des glands... haha... hahahahahaha !

Et puis, soudain, en une seconde, le calme l'envahit. Il se figea et lâcha Mile lentement, un doigt sur les lèvres, se releva en faisant "chhhut". Il avait cru entendre un bruit derrière lui. Tout à fait similaire à celui qui avait annoncé l'arrivée de l'étranger : une brindille qui craque. Un animal sauvage, un autre humain ? Ça venait par ici. En tout cas, ça semblait volumineux et ça ne se souciait pas d'être discret. À mesure que ça approchait, les craquements s'affirmaient. On aurait dit vingt bouffeurs de chips. Iwi allait se retourner quand l'air siffla de façon significative. Il fit un saut de côté. Juste à temps pour esquiver un projectile qui alla se planter dans un chêne en face. C'était une hache de jet gris argent. Une voix mâle gronda comme le tonnerre :

- NAN MAIS VOUS ÊTES QUI, VOUS ?

- Woooh !

Deux autres haches volèrent sur eux. Iwi se plaqua à terre et jeta un rapide coup d'œil en arrière. Quelque chose qui ressemblait à une montagne noire et poilue avec des jambes avançait vers eux.

[HJ : désolée de la basse qualité générale j'ai fait ça vite...]

Mile poussa un cri et se jeta à terre pour esquiver les haches. Iwi avait pourtant vu toutes sortes de choses dans sa vie mais il ne put s'empêcher d'observer malgré tout, médusé, la profondeur à laquelle la hache qui avait failli le faucher s'était planté dans le tronc de l'arbre. Quel que fût l'être qui avait lancé l'arme, il devait être doté d'une force terrifiante. Iwi jeta un prudent regard vers le nouvel arrivé. Il ne vit que des poils. Des poils courts et fournis comme ceux d'un ours, mais sur des jambes apparemment de forme humaine, disparaissant dans des bottes dignes des bottes des sept lieues du Petit Poucet. Ils étaient perdus dans une forêt magique avec un ogre affamé à leurs trousses... L'imagination d'Iwi s'emballa.

- Que... que... QU'EST-CE QUE C'EST ? Fuyons !

L'effroi de Mile lui donna envie de rire mais en même temps, il ne tenait pas spécialement à se faire planter par l'une de ces lourdes haches. Après tout, il était un peu jeune pour mourir. Pourtant, toute la situation lui semblait incommensurablement drôle et l'expression du gardien, qu'il entrevit lorsqu'il se releva, ne contribua qu'à redoubler son hilarité.

- Hahaha on n'est pas vernis !

Quelque chose comme son instinct de survie ou le peu de bon sens qu'il avait le contraignit à suivre Mile, le souffle rendu un peu court par le rire. Ils couraient à peu près à la même vitesse. Mile cria quelque chose dont il ne comprit que la fin :

- ... devrait pas être très rapide...

S'il parlait de l'homme-ours, Iwi était d'accord avec lui. Jusqu'au moment où il entendit un grognement furieux derrière eux, dramatiquement proche.

- PERSONNE DANS MA FORÊT ! PERSONNE !

La créature parlait bizarrement, comme si elle mâchait ses mots avant de les recracher. Il n'arrivait pas à déterminer si elle était humaine ou non. Dans le clair-obscur, les quelques fois où il se retournait, il ne voyait qu'une forme immense et vaguement humaine, pleine de poils. Quand elle ouvrit la bouche, ou la gueule, pour hurler, il vit des dents jaunes et pointues briller à la lune. Il entrevit aussi les armes qu'elle portait dans le dos à l'aide d'il ne savait quel système de fixation et qui, malheureusement, semblaient en grand nombre.

- Mauvaise nouvelle, haleta Iwi en se mettant au niveau de son coéquipier de fortune.

Il ne pouvait s'empêcher de rigoler encore un peu, excité.

- Je crois qu'il EST très rapide !

Des haches sifflaient autour d'eux. Elles se plantaient dans les arbres avec un bruit sourd ou retombaient très loin devant eux, dans les fougères. Beaucoup de branches et de brindilles tranchées net chutaient à leurs côtés. L'une des haches passa tout près de l'oreille d'Iwi et lui coupa quelques cheveux. Il y porta la main pour s'assurer qu'elle était toujours là et accéléra la cadence.

- On court en zigzag ! cria-t-il sans pouvoir se défendre de sourire, joignant le geste à la parole.

Ils seraient ainsi moins faciles à viser.

*Mais aussi moins rapides...* s'inquiéta-t-il en regardant tout autour de lui à la recherche d'un deus ex machina quelconque. S'ils continuaient comme ça, en zigzag ou non, ils allaient bientôt se faire rattraper.

Le miracle vint - si on pouvait toutefois l'appeler ainsi. Vers sa gauche, il vit la silhouette d'un sycomore très vieux, très grand, très large, dont le tronc se divisait assez étrangement à sa base. C'était bien un arbre unique, mais il était comme fendu naturellement en deux dans le sens de la longueur, presque jusqu'à son pied. Tout autour, une floraison de jeunes arbres le rendait difficile à contourner. Iwi jeta un coup d'œil rapide dans la direction de Mile.

- PAR-LÀ !

Ignorant à quel point le monstre serait exactement ralenti, ni même s'il le serait, le meister se dirigea vers l'arbre et sauta à travers le trou. Sa tête se cogna un peu contre le bois, mais peu importait. Jamais l'ours, ou l'homme, enfin l'inqualifiable ne pourrait sauter dans le tronc de cette façon. Il était trop gros pour passer et devrait se frayer un chemin dans les arbres. Iwi atterrit au beau milieu d'une flopée d'autres arbres très jeunes qu'il piétina sans vergogne dans sa course et de fougères grand-aigle immenses, tout bonnement presque aussi grandes que lui.

*Ah ça, oui, des tiques, je vais en avoir...*

- Hé, l'ami, tu suis ? hurla-t-il.

Dans de telles circonstances, il fallait être solidaires.